Stéphanie Solinas, "Sans être rien de particulier"
18 November - 12 December 2010
Introduction
Dans la brume de mille visages
Ilsen About
Présupposé (1). L’identité de chacun n’est pas une matière fragile, c’est un matériau épais, à la fois résistant et malléable. Pour administrer le corps social, améliorer le fonctionnement des administrations, définir la position de chacun dans l’espace de la nation, les identités ont été détachées des individus et figées dans les arcanes de la mémoire d’État. Ce processus s’est toujours appuyé sur de nouvelles manières de définir l’identité. Des indices ignorés, prélevés à la surface de la peau, se déposèrent dès lors sur des cartes et des fiches ; des photographies de soi s’imprimèrent sur des documents qui attestaient désormais de l’identité officielle de chacun. De manière imperceptible, une distance inquiétante et étrange s’est établie entre soi et ce double de papier, comme l’a relevé Stephan Zweig :
« Depuis le jour où j’ai dû vivre avec des papiers ou des passeports véritablement étrangers, il m’a toujours semblé que je ne m’appartenais plus tout à fait. Quelque chose de l’identité naturelle entre ce que j’étais et mon moi primitif et essentiel demeura à jamais détruit. » [1]
Stéphanie Solinas se confronte à cette curieuse impression et scrute les techniques corporelles et visuelles de cette distanciation à soi-même suscitée par l’officialisation de l’identité personnelle. Le travail de la science et de la police, de ces techniques qui découpent le visage en lamelles et l’identité en fragments, surgit alors dans toute sa violence. Les corps apparaissent mesurés, décomposés, sous-pesés, liquéfiés, passés à la broyeuse lexicale, à la moulinette millimétrique, à la poêle photographique, à la triture dactyloscopique.
Les histoires d’identité de Stéphanie Solinas racontent à la fois les étranges chemins suivis par ces tentatives d’objectivation de l’identité et racontent aussi les possibilités d’un autre monde. En invitant par exemple cette famille improvisée de cousins homonymes, la ronde des Dominiques Lamberts, et des experts plus ou moins sérieux en “identification dominiquelambertique”, elle interroge : où mènent les déductions logiques, les raisonnements tautologiques qui affirme “un tel est un tel” ? Étendue au monde civil, la raison policière de l’identité affronte l’irréductibilité de l’identité qui échappe aux portraits, aussi robots soient-ils, aux questionnaires, aux miroirs déformants des homonymes et des images photographiques. Le véritable Dominique Lambert parvient ainsi à se dissimuler et reste invisible, se libère de tous ses faux soi-même et de ses doubles encombrants. Mais cette évasion n’est pas toujours possible. Dans les Traits, surlignés, rehaussés, de jeunes hommes voisins et différents, l’effet de sidération provoqué par le détachement identitaire transforme leur corps et leur visage en une surface. Les signes les plus distinctifs, exagérés, amplifiés par le feutre de couleur, transforment ces petits riens, que l’on voit sans s’en apercevoir, en indices accusatoires. L’œil perd sa couleur, le cheveu ses reflets, la peau sa lumière, le grain son relief : le corps est aplati, griffé à la plume, rongé au scalpel, muté en enveloppe sans âme.
Un autre monde, peut-être, est possible. Les Brils sont comme la trace laissée par une de ces drôles de société où l’on regarderait le nombril de l’autre. Les vêtements découvriraient le ventre, les visages n’auraient plus d’importance, notre regard serait exercé à lire les contours du nombril et l’on se saluerait en se penchant de côté, pour regarder le nombril de l’autre : on se moquerait de certaines courbes, l’invisibilité des replis serait le lieu du désir, la fonction érotique du nombril conditionnerait de nouveaux rapports amoureux. Ce drôle de monde, où l’on poserait sur le guéridon les portraits de famille réalisés dans l’atelier du nombrillographe, semble une saine alternative à notre société obsédée par certaines parties du corps, et notamment par le visage, et qui en délaisse paresseusement la plupart. Cette invitation à la redécouverte du corps rappelle, par un détour, que la correction plastique n’est que le symptôme d’une amnésie collective : corriger le corps pour correspondre aux prétendus canons de la beauté fait oublier ces belles anfractuosités, encoignures et autres interstices qui sont nos ornements plutôt que nos défauts. La puissance des images uniformisées de l’identité est cependant infinie et il est bien difficile de saisir la nature des nouvelles espèces qui se fabriquent sous nos yeux. Pour s’organiser, Stéphanie Solinas devient naturaliste et dresse l’inventaire du type singulier que sont les “blondes”. Grâce à une mallette unique en son genre, la blonde est enfin numérotée, désignée par un nom, possiblement analysable à la lumière d’un microscope qui découvrira la vraie nature de cette figure mythologique du désir et de la séduction. La femme mise en série, en liste, rappelle aussi l’esprit de l’homme moderne incarné par Don Juan qui séduit, collecte, multiplie les visages et les corps, les dissèque le temps d’un éclair puis les oublie et les transforme en noms d’un catalogue sans fin [2]. Après avoir été associé à un simple détail attractif ou significatif, peut-on vraiment finir dans une de ses mallettes pour ne plus jamais en sortir ?
Présupposé (2). L’identité de chacun est une matière fragile, flottante, presque vaporeuse. Le corps humain et le visage assemblent une composition étrange de traits physiques plus ou moins visibles, de formes, de stries, de lignes, de couleurs qui sont à la fois, paradoxalement, uniques et ressemblantes. Les fictions de l’identité rappellent que chacun risque la dissolution dans l’anonymat ou la solitude. Dans la foule des individus, cette surface du corps se déforme et s’agrège par fusion à la masse précisément informe, à ce mélange d’individus que rien ne distingue. Mais, comme ce personnage de L’or de la terre promise, chacun aura fait cette expérience de voir tout à coup, dans la foule, l’éclair d’un visage qui prend sens :
« Un visage qui signifiait tout se matérialisa hors de la brume de mille visages qui ne signifiaient rien. »[3]
Dans la ville dense, nouvelle Metropolis, matrice conglomérante qui révèle la condition de l’homme moderne, où « il faudra s’habituer à être examiné – tout comme soit même on examinera les autres » [4], il est possible d’échapper aux rayons de la surveillance pour redevenir quelqu’un. Retrouver ses propres traits par la ruse, en se jouant des techniques d’identification, résister à cet effacement qui menace et qui nie le devoir éthique et le souci moral contenu dans tout visage [5]. Apparaître comme par enchantement comme Stéphanie Solinas qui, tel Alfred Hitchcock, se glisse dans son œuvre, et devient à la fois sujet et objet, « singularité quelconque qui étudie d’autres singularités quelconques ».
[1] Stefan Zweig, Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, (1992), trad. Serge Niémetz, Paris, Belfond / Livre de poche, 1944, p. 479.
[2] Horacio Amigorena, L’amour du fantasme, Paris, Abstème & Bobance, 2009
[3] Henry Roth, L’or de la terre promise, (1934), trad. Lisa Rosenbaum, Paris, Grasset, 1968, p. 129.
[4] Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie » (1931), trad. André Gunthert, Études photographiques, 1, 1996, p. 24.[Rétablir la couleur]
[5] Zygmunt Bauman, Identité, (2004), trad. Myriam Dennehy, Paris, L’Herne, 2010, p. 55-57.